30/01/2013

Interview de Zahra Ali pour Vice, version longue

— Vous trouverez dans le nouveau numéro de Vice, le numéro des causes perdues, un aperçu de l'échange que j'ai eu avec Zahra Ali, sociologue spécialisée en féminismes islamiques, également disponible à ce lien : http://www.vice.com/fr/read/personne-n-aime-le-feminisme-islamique-v7n1. Voici la version longue de cet entretien.

Instinctivement, personne n’associerait les mots « féminisme » et « islamique » dans la même phrase. Pourtant, il existe depuis maintenant deux décennies un mouvement de lutte contre le patriarcat qui se base bel et bien sur les textes coraniques. Zahra Ali, sociologue spécialiste en Moyen-Orient et questions de genre, vient de sortir Des féminismes islamiques aux éditions La Fabrique. Un excellent bouquin dans lequel on apprend notamment que le féminisme islamique souffre aujourd’hui de deux inimitiés : les féministes blanches et donneuses de leçon pour qui une femme voilée est forcément une femme asservie et les intégristes religieux qui considèrent le féminisme comme un produit de la modernité occidentale. J'ai été boire un thé avec Zahra Ali avant qu’elle ne saute dans son Eurostar pour regagner Londres (là où elle vit), histoire qu’elle m'explique un peu les tenants et les aboutissants du féminisme islamique, entre progressisme musulman et tentative de décoloniser le discours féminisme.


Qu’est-ce que le féminisme musulman, exactement ?
Zahra Ali : C’est un féminisme qui s’inscrit à la fois dans la pensée réformiste musulmane et dans la lignée de la critique féministe post-coloniale. Les féministes islamiques appellent à une relecture du Coran. À la mort du prophète, les hommes se sont appropriés le sens des textes sacrés, si bien que les interprétations de ces derniers sont aujourd’hui complètement imprégnées de patriarcat. Nous souhaitons une relecture de ces jurisprudences. Les femmes ont toujours eu une place importante dans l’histoire. C’est juste l’Histoire avec un grand H qui les a occultées.
Avez-vous un exemple de verset dont le sens a été détourné par les hommes ?
Le verset le plus souvent mis en avant pour justifier la domination des hommes sur les femmes, c’est le verset 34 de la sourate Al-Nisa. Il présente la notion de qiwama, souvent traduit par « les hommes ont une préémincence sur les femmes ». Or, cette prééminence ne veut pas dire « domination » comme le pensent bon nombre de musulmans. Initialement, elle se traduit davantage par « responsabilité » au sein du foyer familial : c’est notamment l’idée que durant la grossesse, le conjoint doit veiller à prendre soin de sa femme.
Concrètement, il n’y a donc aucun verset qui distingue les hommes et les femmes aux yeux de Allah.
Oui. C’est une des bases des sciences islamiques : le Coran ne se prend pas de verset à verset, mais bien dans sa totalité. Or, il y a un très grand nombre de versets qui affirment textuellement l’égalité entre les hommes et les femmes. D’ailleurs, quand Um Salama, épouse du Prophète Muhammed, l’interpelle et lui dit « j’aimerais que le Coran s’adresse directement aux femmes et qu’il reconnaisse l’égalité », on considère que la révélation aurait rappelé que musulmans et musulmanes étaient tous égaux à ses yeux. Le Prophète a toujours mis en avant le respect des femmes, dans une société pourtant encore très patriarcale. On peut parler de proto-féminisme. C’est seulement historiquement que le sens de certains versets a été détournés : à la mort du Prophète, les hommes ont voulu asseoir leur autorité.
Pour la majorité des gens, il paraît improbable d’être féministe et musulmane à la fois.
C’est la réaction la plus naturelle : le féminisme et l’Islam ont toujours été présentés comme antinomiques. D’abord, chez un certain nombre de musulmans, le féminisme est associé à la domination coloniale et parler de féminisme musulman, c’est forcément occidentaliser l’Islam et être d’accord avec un modèle de modernité normatif imposé d’en haut. Ensuite, il y a cette autre vision post-coloniale qui consiste à dire que le féminisme lutte contre le patriarcat, que l’Islam est une religion patriarcale et donc qu’on ne peut pas être une féministe légitime si l’on croit en Allah. Or, le but du féminisme islamique, c’est de casser ces idées préconçues et de tout redéfinir.
En 2005, il y a eu un Congrès international sur le féminisme musulman. Comment expliquer que le mouvement n’ait pas été beaucoup plus médiatisé depuis ?
Le concept commence tout juste à s’imposer dans les sphères académiques depuis une vingtaine d’années. On observe que le féminisme anglo-saxon s’est renouvelé, notamment dans son auto-critique – ce qui est loin d’être le cas en France. En fait, les français ont encore un blocage avec le religieux, du coup le féminisme musulman ne gagne en légitimité que lorsqu’on le dégage du sacré pour le prendre sous le prisme de l’identitaire.
C’est-à-dire ?
La France accepte plus facilement la réflexion quand on la présente sous l’angle des femmes issues de l’immigration, insatisfaites par le modèle dominant du féminisme et désireuses d’inventer un nouveau féminisme en accord avec leurs valeurs religieuses. Alors que dans le monde anglo-saxon, on a carrément des théologiennes qui parlent de féminisme, et ça ne choque personne puisque le religieux ne souffre pas des mêmes aprioris sociaux qu’en France. C’est aussi pour ça que j’ai choisi de travailler à Londres et pas à Paris. Ma carrière universitaire y est plus acceptée.
  
Il me semble que les associations féministes ont refusé de vous voir défiler à leurs côtés lors de la journée des femmes ?
Je faisais partie d’Al Houda (Association des femmes musulmanes de Rennes) en 2004, quand on a demandé à faire partie du village associatif de la journée du 8 mars. Mais depuis l’affaire du voile, un certain vent de paternalisme post-colonial type « on va décider pour vous » souffle sur la France et il n’y a de place que pour le féminisme républicain. À l’époque, le Tribunal administratif avait statué que la religion musulmane était tout simplement contraire au sens historique de la journée des femmes. À force, on s’est demandé si les alliances sont vraiment souhaitables quand la condescendance règne. Alors on a fini par faire notre propre 8 mars.
Est-ce qu’on peut parler de « féminisme blanc » ?
Ce qui est certain, c’est qu’il y a différentes façons d’être féministe. Moi, en tant que femme musulmane issue de l’immigration, je ne vais pas avoir les mêmes priorités d’engagement qu’une féministe blanche des beaux quartiers. C’est aussi ça, le féminisme musulman : c’est dire « arrêtons d’être essentialiste et de prôner un seul type de militantisme ». On ne peut pas confisquer la parole à des femmes sous prétexte qu’elles utilisent des termes religieux alors qu’elles luttent pour la même finalité : la justice sociale.
Vous parlez aussi de coupler lutte anti-sexisme à lutte anti-racisme. Cette imbrication semble pilier dans votre démarche.
Complètement. L’enjeu du féminisme islamique se trouve, à mon sens, dans cette imbrication. Par exemple, quand Ni putes ni soumises a dénoncé le sexisme dans les banlieues, cette dénonciation a été récupérée par la parole raciste et a nourri l’idée que le sexisme était l’apanage de l’Islam. En couplant notre féminisme à une lutte anti-racisme, on cherche à repolitiser le discours et à dire : « on lutte pour un féminisme au sein de l’Islam, mais aussi contre le sexisme partout ailleurs ».
Où se trouve l’avenir du féminisme islamique ?
Il se trouve dans la décolonisation du féminisme en général. Il faut inclure les questions de rapports de races et de rapports de classes dans notre réflexion. Par exemple, on voudrait que dans les pays arabes les femmes aussi puissent être mufti, et que dans les pays occidentaux, les féministes islamiques puissent être légitimement entendues. Mais pour cela, il faudrait d'abord que les musulmans ne nous voient plus comme des vendues à l’Occident, et que les autres féministes ne nous considèrent plus comme des aliénées juste parce que l’on a choisi de porter le voile…

Photos : Luca Massaro

8 commentaires:

Maeva a dit…

Très très intéressant. Athée que je suis, je comprend mieux la récupération occidentale et par les hommes musulmans de la vision de la femme voilée. Il faut décoloniser le propos, tu as bien raison. J'essayerai de me procurer le livre.

Blue Nights a dit…

Super interview. Je la transfère à ma belle-sœur musulmane.

Léa a dit…

Je reviens sur ce qu'à dit Maeva précédemment.. Vraiment très très intéressant!

Anonyme a dit…

Je m'interroge sur l'utilisation de l'adjectif "blanc" pour désigner les "féministes blanches" dans l'introduction. On ne peut pas décemment nier que l'on se trouve dans un paradigme d'oppression, avec des opprimés, ça c'est sûr, et des oppresseurs. Mais ce dont je suis moins certaines c'est que l'oppression soit la volonté consciente, consciente, planifiée et articulée d'un groupe d'individus identifiables et identifiés. Est-ce qu'en utilisant le terme "blanc" et en personnalisant ainsi la source du problème, n'empêche-t-on pas de penser la sortie du racisme, du sexisme et de toutes les autres formes de discrimination autrement que par la confrontation d'un groupe A contre un groupe B qui incarnent des valeurs, des idéologies, des systèmes et des comportements indissociables de leurs corps, de leurs esprits et des lieux qu'ils investissent ?
Je préfère penser l'oppression et l'injustice sociale comme un système auquel une majorité relative, regroupant oppressants, oppressés, bénéficiaires et victimes, participe de manière plus ou moins consciente. Je ne me bats pas contre des personnes, je me bats contre des idées, des situations, des conceptions, des discours, des actions.
Il me semble qu'il s'agit là d'une traduction trop rapide de "white" qui est employé dans les milieux académiques et militants anglo-saxons où le terme semble avoir une légitimité toute discutable par l'histoire de ses peuples. Le mot, en français et en Europe a une toute autre histoire, porte de toutes autres implications.
Mon propos n'est surtout pas de vouloir corriger qui que ce soit. Ou de nier des évidences Je ne dis même pas que je m'oppose radicalement à l'utilisation de cet adjectif. Mais j'ai été interpellée plus que d'habitude lorsque je croise ce mot en anglais dans les textes d'études des genres américains notamment, et je me suis dis que cela serait peut-être l'occasion d'articuler ma perplexité et d'appeler d'autres réactions et réflexions sur ce détail qui ne me semble pas anodin.

Emilie a dit…

Merci pour votre réaction - je trouve qu'elle pose de très intéressantes questions. Je vous rejoins sur le point suivant : on se bat mieux contre des idées que contre des personnes. À un détail près cependant :  dans notre société de classes, les personnes sont souvent les idées. J'ai  la conviction que c'est dans la posture sociale et la conscience d'intérêts propres que beaucoup de gens puisent leur champ de valeurs.

Par « féministes blanches » (proposition à laquelle j'ajoute « donneuses de leçons » puisque les féministes occidentales ne font pas nécessairement toutes de l'ingérence), j'entends surtout « féministe occidentalo-centrée ».
Pour reprendre l'expression de Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem dans leur ouvrage "Les féministes blanches et l'empire", ce féminisme ethno-centré use d' « opportunités stratégiques » et emploie « un type de rhétorique [qui] a notamment permis d'associer le niveau de civilisation d'une société et le degré d'émancipation des femmes. » C'est ce féminisme impérialiste que je dénonce ici aujourd'hui quand je parle de « féministes blanches et donneuses de leçons ».

Je note précieusement votre remarque concernant l'oppression en tant que système qui dépasse parfois ses propres acteurs et, comme vous, souscris volontiers à l'idée qu'il est des féministes qui, inconsciemment, ne parviennent pas aussi bien à se libérer de la grille de lecture raciale que de la grille de lecture patriarcale. Mais ce que j'accuse principalement, c'est  « cette collusion entre de larges franges du mouvement féministe et la classe dominante », collusion au sein de laquelle il faut voir une convergence d'intérêts entre les féministes et le néo-colonialisme. Et même s'il arrive que cette collusion ne soit pas délibérément voulue par les féministes qui émettent des avis ingérents sans s'en rendre compte, elle finit de toute façon par être imposée par les commentateurs politiques qui parviennent toujours à récupérer les discours naïfs des « féministes des beaux quartiers » à des fins néo-coloniales. Mon avis, pour aller plus loin,  est que cette récupération n'est pas une instrumentalisation unilatérale mais, quelque part, la rencontre entre des pouvoirs publics qui ont besoin d'une caution de terrain (ex : une association comme Ni Putes Ni Soumises) et des associations qui ont besoin de médiatisation et voient dans leur union temporaire avec un agenda étatique le moyen de communiquer à grande échelle sur leurs idées. Meilleur exemple : l'affaire du voile et l'action de NPNS, devenue à l'époque appareil idéologique d'État.

Par ailleurs, je pense que tout engagé dans le féminisme (et de façon général "tout militant") qui prend la parole a une responsabilité - le devoir de réfléchir aux discours qu'il émet, puisque ces discours,  en ayant la prétention de rendre intelligible le monde qui nous entoure, contribuent immanquablement à modifier la réalité auprès d'autres acteurs. 

Je distingue donc littéralement un féminisme universel qui viserait à défendre et comprendre toutes les femmes dans chacun de leurs milieux (social, économique, religieux ou non etc.) d'un féminisme impérialiste, ethno-centré et néo-colonial, qui ne serait rien d'autres que le féminisme des dominants.

C'est ce dernier sens que j'ai voulu donner à l'expression « féminisme blanc ».

Caro a dit…

C'est toute la question de l'universalité du féminisme : une doctrine qui doit se penser pour les femmes, et pas par des femmes contre d'autres femmes. J'ai moi aussi été très dérangée par la posture un peu "suce-boule" de Ni Putes Ni Soumises pendant l'affaire du voile. Un peu comme si NPNS avait eu d'un coup le loisir de devenir garant étatique de la critique des femmes en banlieue et agissait au quotidien par peur de perdre ce statut officiel qui lui a ramené beaucoup de publicité. NPNS est alors devenu constamment d'accord avec les débats instaurés par les politiques, oubliant presque son rôle de distance, recul et méfiance envers un discours officiel quelque peu raciste. C'est dommage. NPNS est clairement un exemple de féminisme blanc : utiliser le sexisme présent dans les banlieues comme cible et presque oublier au passage qu'il y a autant à faire dans les beaux quartiers ! Un sexisme qui, sans être de l'excision, reste présent en terme de salaires non égaux par exemple...

Anonyme a dit…

"sciences islamiques" ?!

Clotilde a dit…

J'ai acheté le livre après avoir lu cette interview. Dévoré ce week-end. Palpitant, très instructif, à mettre dans les mains de tout féministe. D'urgence.