01/06/2012

Journaliste spécialisé en bienpensance et maroquinerie

Je ne me rappelle plus exactement ce qui m'a motivé à devenir journaliste. Je crois avoir toujours été impressionnée par l'hyper active April O'Neil (dans les Tortues Ninja), le très hardi Tintin, et, plus tard, il me semble même avoir été fascinée par les aventures des Intrépides, cette série franco-québécoise qui passait sur France 3, avec Lorànt Deutsch en mini-animateur d'une radio pirate (si ça ne vous dit rien, cliquez ici, ça risque de vous rafraîchir la mémoire).

Pour autant, il serait romanesque (voire mensonger) de prétendre que ces idoles sont à l'origine de mon métier d'aujourd'hui. Soyons honnête : j'ai aussi été fan de Heïdi, Ariel la petite sirène et Denver le dernier dinosaure. Et je ne vis pas à La Grande Motte, suis une très mauvaise nageuse et n'ai eu aucune ambition à devenir archéologue. Donc bon. 

Ce qu'on peut concéder en revanche, c'est que je n'ai pas choisi ce métier par hasard. Je n'ai ni joué à pierre-feuille-ciseau avec mon avenir, ni pioché au hasard une fiche de métiers au CIO de mon collège. L'histoire de mon orientation se résume bien en la figure de l'entonnoir : d'abord, j'ai su que ma passion était l'écriture, puis j'ai été captivée par le défi de comprendre le monde qui nous entoure, et finalement, j'en suis venue à comprendre que le journalisme était un bon moyen de combiner ces deux exaltations. Khâgne - hypokhâgne > Sciences po > master de journalisme > contrat pro en école de journalisme. Mes études ont finalement coulé de source, une orientation en entraînant une autre.

Il est amusant de voir comme les gens sont enthousiastes quand vous leur dites que vous êtes journaliste. « Oh, vraiment ? », « ça doit être palpitant », « vous partez souvent en reportage ? » : autant le métier d'instituteur a perdu de son prestige dans l'opinion publique [quand on pense que les profs ont un jour été aussi respectés que les médecins, et qu'aujourd'hui, des parents d'élèves viennent leur cracher dessus…], autant celui de journaliste est encore enrobé d'un certain enchantement. 

Évidemment, il y a cette crise de défiance. La collusion des pouvoirs. Le spectre des journaux gratuits. Internet. L'idée que les écoles de journalisme n'ont pas le monopole de la profession. Les publireportages. Lagardère. Tout ça dans l'encéphale de l'opinion publique, qui d'ailleurs, d'après Bourdieu, n'existe pas. 

Et Bourdieu, parlons-en. Lui qui a écrit Sur La Télévision, et s'est engueulé avec Schneidermann, par articles interposés, dans les colonnes du Monde Diplomatique. Le premier reprochait au second son utopie Arrêts sur Image. À la télé, on ne peut rien dire, tout est fait pour que les idées subversives n'entrent jamais sur les plateaux. Le petit écran n'est que flatterie du système, courbettes aux nantis, bienpensance et fausses oppositions. Voilà ce que Bourdieu a dit : « je suis venu dans ton émission, j'ai essayé d'y croire, mais on n'a pas cessé de m'interrompre à l'antenne, voilà, cette expérience confirme ce que j'avais déjà dit dans mon bouquin ». « Ah oui ? » s'est étonné Schneidermann, « mais tu t'attendais à quoi, à ce qu'on te laisse faire un monologue ? À la télé, y'a des échanges ping-pong, faut rebondir sur les idées des autres invités, faut aborder plein de sujets, tu voulais quoi, qu'on te laisse parler immobiles et silencieux, et qu'on te dise juste amen ? Mais mon pauvre, t'es bien trop prétentieux ! Il est là, ton problème ! » (en gros).

Ah, c'était en 1996. J'avais 8 ans, et je regardais April O'Neil des Tortues Ninja. Et Tintin. Et un peu plus tard, les Intrépides. Aujourd'hui, je me réveille, et le débat n'a pas bougé : on ne peut toujours rien dire à la télé, et il faut faire des films comme les Nouveaux Chiens de Garde pour que les gens s'en rendent vaguement compte (« wow, je savais pas que c'était comme ça, la télé » ai-je entendu de la bouche d'une dame, en sortant de la projection). Mais je ne lui jette pas la pierre, à cette petite dame. Comment lui jeter la pierre à elle, lectrice et téléspectatrice, alors que mes confrères eux-mêmes sont si nombreux à faire comme si de rien n'était ? Peut-on sérieusement accuser les uns de ne rien voir sans accuser les autres de dissimuler ?

Il y a peu encore, un ami qui a tenté d'écrire un papier sur la critique des médias dans les médias, s'est vu refuser la publication de son article (lequel présentait vraisemblablement le défaut de taper un peu trop sur des grands noms de notre métier). À ceux qui pensent encore que les grands médias sont un quatrième pouvoir : sachez qu'il est peut-être dur de faire sa propre introspection, mais qu'il est encore plus dur de vexer l'ordre en place. En ce sens, le journalisme tend à être une industrie comme une autre, avec ce qu'il faut de cols blancs et de cols bleus. M'est d'avis qu'il faudrait désenchanter tout ça, pour mieux re-questionner la profession. Vaste débat et foudroyant vivier de digressions possibles, que je ne vous infligerai pas aujourd'hui puisque je suis là pour vous relater une anecdote :

Il y a quelques semaines, je revenais de Berlin, j'étais dans mon avion, et j'ai fait ce que l'on fait tous quand on s'emmerde : j'ai ouvert le magazine gratuit qui était devant moi. Faut savoir qu'au milieu des nuages, j'en fais des choses absurdes : je bois des jus de tomate, alors bon, pourquoi pas feuilleter ces immondices éditoriales à mi-chemin entre le catalogue d'agence de voyage (le but reste de vous donner envie de prendre l'avion, n'est-ce pas) et la revue de publicités chic, hein.

Et je suis tombée sur ceci : 


Vous arrivez à lire ce qui est écrit dans le petit rectangle blanc ? Attendez, je vous zoom l'affaire :

À moins que ce ne soit plutôt : « Le sac "Vicky" et sa journaliste, Élysée Rossignol »

Eh oui. Cette jeune femme, qui n'a d'insolence que ses cheveux doucement soulevés par un petit vent (new-yorkais ? parisien ?), les cuisses fines engoncées dans un pantalon d'équitation vert d'eau, un chemisier blanc d'intellectuellede bobo qui habite rive gauche sur les épaules, OUI cette jeune femme est JOURNALISTE. Et ça, c'est un idéal féminin. Une femme qui a réussit, une femme que la société reconnaît, une personne d'idées, quoi.

De la même façon que la presse féminine a décidé de faire mine de prendre les lectrices pour des femmes intelligentes (le coup de glisser un dossier « psycho » et 3 revues de bouquins entre 10 pages de conseils morpho et idées shopping, vous savez), il faut croire que la publicité pour femmes est en train de tenter de se défaire des accusions de superficialité qu'on lui porte. Ainsi, Le Tanneur, grande entreprise française de maroquinerie, a choisi de ne plus prendre ses clientes classes sup pour des gourdes : oui, on va vous faire acheter un sac à plusieurs centaines d'euros, mais non, on ne va pas vous le vendre comme l'accessoire mode d'une écervelée tout sourire qui pose à Montmartre : ce sac, on vous le met dans les mains d'une femme de votre époque, active et métropolitaine. Elle, elle est journaliste, mais vous qui travaillez dans le secteur tertiaire, sachez qu'il vous ira tout aussi bien.

Voilà. Le journalisme en 2012, c'est ça. Une profession sexy. Qui tient plus de la chroniqueuse Carrie Bradshaw que de l'insurrection par l'écriture. Pas exactement le journalisme que j'avais en tête quand j'ai commencé, donc.

PS : Élysée Rossignol n'est pas journaliste, mais mannequin. Je ne sais pas ce qui aurait été le pire : qu'une journaliste fasse la moue pour le grand capital ou qu'une marque tienne à tout prix à nous vendre un idéal aussi offensif qu'une boîte de cassoulet. 

PS bis : Depuis l'été dernier, une des 3 épouses de l'émir du Qatar détient 85,73% du capital de l'entreprise Le Tanneur.

PS ter : J'ai évidemment harcelé Le Tanneur pour leur demander de m'éclairer sur l'esprit de cette campagne. Mais personne n'a voulu me répondre.

10 commentaires:

stéphane a dit…

On dirait presque les illusions perdues de Balzac (toutes proportions gradées).

Sinon, j'ai envie de dire que moi quand j'ai commencé à bosser dans le cinéma, j'avais Tarkoski en tête et aujourd'hui je me retrouve à bosser sur Lock-out.

stéphane a dit…

proportions GARDEES (bien évidemment)

@Ange_G_M a dit…

Ton collègue qui a écrit un article qui a été refusé à la publication, il l'a finalement publié sur un blog ? On peut le lire quelques part ?

Emilie a dit…

Il va essayer de proposer son article à d'autres rédactions, en continuant à espérer tomber sur un titre prêt à assumer ses propos. Sinon, il le balancera sur son blog (http://zarmag.com/).

Elasys a dit…

C'est complètement nul d'inventer une vie à cette femme, surtout qu'il y a surement des journalistes jolies... Cette fois, c'est vraiment prendre les femmes pour des idiotes... En même temps, quand on voit l'ensemble de la campagne (il y a plusieurs "mannequins" qui pose sur le même modèle), on se dit juste que ça n'est pas possible !

Anonyme a dit…

Journaliste en faisant tant de fautes d'orthographe ? Désolé mais ça coupe toute envie de lire la suite de le l'article..

Alfrédette a dit…

La pub du tanneur m'avait choquée aussi, et je m'étais empressée de checker le LinkedIn pour constater qu'Elysée Rossignol est aussi journaliste que je suis mannequin. D'ailleurs, si ça se trouve, elle ne s'appelle même pas Elysée Rossignol. Y'a du complot dans l'air.
(Très bon article, au fait).

Emilie a dit…

Elasys : Tu as raison, il y a d'autres campagnes de pub Le Tanneur sur le même modèle, notamment celle avec Marie Lichtenberg, rédactrice de mode chez Elle. Celle-ci (de publicité) a tendance à moins me gêner - le rapport « marques et rédactrices mode » étant de toute façon inhérent à la spécialité - mais pour le coup, cette Élysée Rossignol sortie de nulle part et censée nous vendre une image trendy du journalisme… Je trouve ça pernicieux pour l'image de la profession.

Anonyme : En effet, j'ai écrit « Je n'ai ni jouER à pierre-feuille-ciseau avec mon avenir, ni pioché au hasard une fiche de métiers au CIO de mon collège ». La fatigue, certainement - mais la prochaine fois, je me relirai mieux ! Ce serait dommage de perdre l'attention du lecteur (ou le lecteur tout court) en cours de route…

Alfrédette : Merci ! J'ajoute que tu es bien plus mannequin que Élysée Rossignol journaliste. Mais ça n'engage que moi ;)

la_chieuse a dit…

Merci Emilie de m'éclairer sur des points d'information qui peuvent me passer loin au-dessus de la tête. Je n'ai jamais été assidue aux magazines et depuis que j'ai découvert Madmoizelle, j'ai carrément arrêté d'en lire. Et pourtant, déjà, j'étais horripilée par les vies idéales sous-entendues par les publicités de ces magasines. Quand on voit un article nous vanter les mérites d'aimer son corps en face d'un mannequin anorexique de chez Diesel, ça donne envie de refermer le magasine. J'ai la chance de faire un métier qui est très peu sur le devant de l'actualité et qui aura du mal à devenir sexy un jour, (qui trouverait glamour une ingénieur en mécanique?), mais j’imagine assez bien l'impression de superficialité qui se dégage d'une telle publicité mensongère. Le seul réconfort que je peux apporter, c'est que les clientes le Tanneur sont sans doute suffisamment intelligentes pour voir la supercherie. J'espère en tout cas.

faadele a dit…

j'ai du mal à cerner l'intérêt du PS bis !
(mais vraiment hein, j'ai le cerveau archi ralenti ce soir, je comprend pas où tu veux en venir en donnant cette info en fait)
(#bouletinsidesorry)