Les citoyens de la démocratie Internet s'étaient alors tous accordés à trouver la jeune femme bien précieuse et ridicule. Car bien sûr, tout art, en s'offrant au public, doit aussi être prêt à s'offrir à la critique. Et fort heureusement, pour qu'éloge sincère il y ait, place à la critique négative il doit aussi y avoir. Si effectivement « la critique est aisée, mais l'art difficile » [Philippe Néricault, 1732], formuler une opinion sur les pratiques d'autrui est, plus qu'un droit, une condition sine qua non du progrès.
Pourquoi revenir sur cet épisode aujourd'hui vieux de plus d'un an ? J'ai été surprise de constater récemment une vague anti-Audrey Pulvar, à qui il a été reproché de « ne rien comprendre » à Sébastien Tellier. Petit échantillon (récolté sur mon feed Facebook) des accès de colère contre Pulvar, inversement proportionnels aux effusions d'amour pour Tellier dignes des plus grands fanboys :
Ah, le panurgisme des réseaux sociaux ! Mais qu'a donc fait Pulvar pour mériter qu'on lui jette l'opprobre de façon si unanime ?
Rappelons brièvement les faits : le 5 mai, l'émission On n'est pas couché accueille sur son plateau Sébastien Tellier, dont l'actualité tient à la sortie de son 4e album, My God Is Blue. Visiblement éméché (le catering de France 2 ne doit pas être avare en vin rouge), l'artiste français dont toute la presse musicale agenouillée devant la tyrannie du buzz s'emploie depuis quelques mois à relayer le côté « chéper », n'a pas grand mal à paraître à l'ouest. Et c'est là qu'Audrey Pulvar aurait commis l'irréparable : la sniper qui remplace Éric Zemmour a « osé » questionner la sincérité de la loufoquerie du chanteur, se demandant si sous son allure revendiquée de barbu décoiffé qui échappe à la société du spectacle, il n'en serait pas, finalement,… un maillon bien solide.
Ainsi, autant Pulvar a peut-être été un peu pataude dans sa façon de se confronter à Tellier bourré (elle joue avec ses notes, baisse les yeux comme une écolière un peu effrontée qui vient de se risquer à répondre au prof, se répète, etc.), autant je dois avouer que ça m'a quand même fait un bien fou de voir, pour la première fois dans les grands médias, un refus de se contenter d'adouber la machine Tellier comme tout le monde le fait déjà, une posture de sceptique plutôt que de « bon client » tel que l'industrie du disque le rêve, une once de tentative de mettre l'interviewé face à ses contradictions.
Je ne dis pas qu'on ne peut pas vivre avec celles-ci (les contradictions) (moi-même j'en ai), mais à l'inverse, choisir de ne jamais les mentionner c'est soit jouer le jeu de la complaisance, soit être cruellement naïf. Pour résumer, c'est un peu l'histoire de la ménagère de moins de 50 ans (qui soit dit en passant, n'existe pas) qui achète un gel douche Ushuaïa persuadée que celui-ci est vraiment composé de feuilles d'eucalyptus écrasées à la main comme présenté dans la publicité télévisée. Fermer les yeux sur les moyens de médiatiser un produit (culturel ou de douche) permet évidemment de mieux vivre l'authenticité…
Alors, je ne suis ni une grande fan, ni une grande détractrice de Pulvar ou Tellier, et je ne sais pas si Tellier est sincèrement barré ou s'il a choisi ce paraître à des fins commerciales, mais : je me battrai pour que Pulvar ait le droit de s'en poser la question, tout comme je continuerai à défendre le droit, que dis-je, le devoir, de ne pas se contenter d'accepter les artistes (et les produits) tels qu'on nous les vend. Être chroniqueur, ce n'est pas se contenter de dérouler le tapis rouge aux invités et attendre qu'ils y renversent le liquide amniotique de leurs communiqués de presse et recommandations de conseillers en communication. Aussi, si Pulvar a envie d'émettre quelques réserves avant de traiter Tellier comme le Gainsbourg de la nouvelle ère, non seulement c'est son droit, mais en plus je trouve essentiel que quelqu'un le fasse.
— Tellier ne rencontre aucune difficulté dans les médias à imposer sa réputation de marginal :
(Les Inrocks) |
(Libération Next) |
En fait, le paradoxe que notre époque impose aux artistes réside dans le fait que celle-ci exige d'eux, à la fois, l'hyper-médiatisation (interview, scoop, télé, radio) et la sincérité (le public veut consommer de la sincérité). Finalement, la célébrité porte en son sein la même incohérence que celle de la télé-réalité, observée au lancement de Loft Story par des sociologues de la télévision comme François Jost : le public observe ceux desquels il attend justement qu'ils se comportent comme s'ils n'étaient pas observés. Suis-je naturelle si je décide soudainement de l'être ? C'est toute la question.
L'œuvre est sincère (...), quand elle n'a point été conçue dans un but de gloire personnelle ou de profit (D'Indy,Compos. mus., t. 1, 1897-1900, p. 14)
Se réclamer d'Antonin Artaud est une chose, répéter à tout bout de champ qu'on est un candide ahuri en est une autre. Et de la même façon que les fans de Tellier ont le droit d'y croire, Pulvar a le droit d'en douter.
PS : pour vous prouver que je ne suis ni une évangéliste de l'église Pulvar, ni une forcenée qui fait des vade retro satanas devant des photos de Tellier chaque soir avant d'aller se coucher, je m'autorise une petite coquetterie de rhétorique : vous préciser que j'aime beaucoup La Ritournelle de Tellier et que je n'ai pas aimé la prestation de Pulvar - et a fortiori celle de Polony - face à Martin Solveig. Comme quoi.
2 commentaires:
Excellent article !
Il ronfle. Next.
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