06/12/2012

« Ressemble à ta mère et baise avec tes pairs »

— Note préliminaire : J'ai écrit ce billet l'an dernier, mais la publication à laquelle je l'avais soumis s'est vue obligée de le refuser afin de ne pas froisser l'une des deux marques abordées ci-dessous. Même si le propos n'est plus tout à fait frais, il m'a tenu à coeur de quand même le partager avec vous ici.

Dans la vie quotidienne, il est vrai que je n'aime pas beaucoup les publicités : je les trouve envahissantes, elles me donnent le tournis, elles sont parfois agressives. Au coeur du paysage urbain, elles sont ce qui m'oppresse le plus : l'élément visuel qui me rappelle que nous vivons dans une société de consommation de plus en plus systémique et un éternel rappel de notre soumission d'Homo œconomicus.

Mais au milieu de cette jungle du marketing omniprésent, il y a ces deux campagnes qui me hérissent tout particulièrement le poil : celles de Comptoir des Cotonniers et de The Kooples. Leur dénominateur commun ? L'apologie du mimétisme social.

En effet, qu'il s'agisse des duo « mère-fille » belles comme le jour ou des « couples » qui tirent la gueule, Comptoir des Cotonniers et The Kooples jouent sur des concepts modernes en apparence (vêtements qui racontent une histoire, photo dans un bel appartement de Paris ou devant les grilles d'une salle de concert, etc.) mais finalement nocifs car très rétrogrades.


« Ne casse surtout pas la gueule à tes aînés » ou « La double injonction faite aux femmes : de l'art de demander à nos mères d'avoir l'air toujours plus jeunes et à nos petites soeurs de grandir plus vite »

Le succès de Comptoir des Cotonniers tient au fait que la franchise a su s'imposer comme marque proposant des basiques a priori intemporels mais toujours dans l'air du temps. Physiquement, les boutiques misent sur un parquet chaleureux et de jolis cintres, le tout rassasiant la clientèle d'une délicieuse impression de vraies pièces de qualité disposées dans un environnement cosy presque hors du temps. Voilà vraisemblablement pourquoi l'on y envisage plus facilement de payer une robe en lin 2 à 3 fois plus cher que chez Zara ou Mango : Comptoir des Cotonniers mise sur le « classicisme moderne ».



Mais ce classicisme ne s'arrête pas là : sous couvert de douceur et de complicité, la marque ré-active une imagerie en réalité plutôt réactionnaire.

Le déterminisme social
Notre société est paradoxale : d'un côté, on nous apprend avec romantisme que pour enclencher la marche vers le progrès, il convient de s'émanciper du joug de la tradition (« il faut casser la gueule à nos aînés »), de l'autre, on nous assène à longueur de temps des images familiales hyper conservatrices. Dans une société moderne où la place de l'amour dans notre imaginaire commun est de plus en plus malmenée (divorce, libertinage, changement de partenaires, infidélité etc. - l'idée faussement baroque qu'aimer au XXIe siècle serait plus difficile qu'il ne l'a jamais été est partout), l'amour le plus neutre, le plus systématique et le plus irréfutable est celui des parents pour leurs enfants - dans le cas présent : d'une mère pour sa fille. Dans l'absolu, le postulat pourrait être bien exploité. Mais ce qui met mal à l'aise ici, c'est la tentative par la campagne d'asseoir la figure de la mère et celle de la fille dans une même époque. Habillée comme sa génitrice, la fille est comme prédisposée à en poursuivre la trajectoire sociale. Parce qu'une femme riche et bien habillée CSP+ enfante forcément d'une gazelle fraîche et en bonne santé. 

L'inceste et la double-injonction aux femmes
Inceste :  le mot choisi est volontairement perturbant, mais utilisé par Caroline Eliacheff (psychanaliste et pédo-psychiatre) il recouvre bien la double-injonction infligée par la société de consommation aux femmes d'aujourd'hui : aux plus vieilles, on ordonne de rajeunir ; et aux plus jeunes, de vite mûrir. Comptoir des Cotonniers, en rendant presque indissociables la mère et la fille, agit pour le compte de cette double-sommation. Caroline Eliacheff commente : « La légende [Ndlr : de la publicité] dit : « Une mère, une fille, deux femmes. » Elle est en contradiction avec la photo, qui dit : « Une mère, une fille, une seule femme. Nous sommes pareilles et nous aimons ça. [...] Une campagne plus récente montre une mère avec ses deux ou trois filles dans un décor inexistant, qui pourrait se situer n’importe où. La légende indique les prénoms des unes et des autres, et le lieu où la photo est censée avoir été prise : une rue de Paris, une banlieue, une ville de Suisse. Aucun homme n’apparaît ; nous en sommes donc réduits à imaginer que s’il regardait la photo, il n’aurait pas à choisir entre l’une ou l’autre puisqu’elles sont pareilles ! » 


Qui est la mère, qui est la fille ?



« Ne va pas voir ailleurs que dans ta caste sociale » ou « De l'art d'être un preppy punk qui a besoin de payer 500 euros pour porter un jean déchiré »



Marque de prêt-à-porter à destination des jeunes urbains blasés bossant dans le secteur tertiaire, The Kooples a choisi de baser sa campagne de publicité sur une logique « street-style » : chaque affiche offre la vision d'un couple bien fringué (avec des vêtements The Kooples, bien sûr) posant, tantôt la mine renfrognée et boudeuse ( « je me fais chier comme un rat mort, laissez-moi, c'est la mélancolie du XXIe siècle »), tantôt l'air hautain et vindicatif ( « on est un beau couple, et vous avez de quoi être jaloux »).




L'endogamie sociale 
Les couples sont nombreux à se former au sein d'une même caste sociale. Loin de moi l'idée de nier cette réalité sociologique : les gens se fréquentent dans certains lieux, tombent amoureux dans certains contextes, nourrissent leur relation de certaines activités et d'un lot communs de valeurs. D'accord pour la théorie. Mais là où les pubs The Kooples sont absolument pernicieuses, c'est qu'elles érigent ce constat en une véritable dictature du cool. Pourquoi encenser autant cette homogamie et la présenter comme modèle esthétique suprême ? Pour s'assurer que les DJettes continueront à sortir avec les pubards et les stylistes avec les photographes ? Par peur de voir un jour une nana qui va au Tigre tous les week-ends flirter avec un ouvrier dans le bâtiment ? Quelle horreur ça serait, effectivement. Cachez cette mixité sociale que je ne saurais voir.

L'arrogance, érigée en qualité
En marge de l'endogamie sociale, ce que les pubs The Kooples nous disent, c'est que l'arrogance c'est cool. Alors bien sûr, l'arrogance c'est salvateur. C'est en tout cas salvateur quand c'est dirigé vers un pouvoir, quand c'est de l'impertinence et quand ça correspond à un état d'éveil. Pas quand ça se résume à avoir l'air lassé de tout, les épaules engoncées dans une veste en simili-cuir qui vaut la moitié d'un SMIC, non.

Beigbeder le dissident et Cantona le révolutionnaire qui veut faire sauter les banques


Ensemble, les campagnes Comptoir des Cotonniers et The Kooples sont peut-être ce que la collaboration petite bourgeoisie x marketing a su faire de plus probant. Allez, ressemblons à nos mères pendant qu'elles succombent à la tyrannie du jeunisme, et couchons les uns avec les autres entre Parisiens faussement névrosés.

10 commentaires:

Pierre a dit…

J'ai tout lu en mangeant mon sandwich Sodebo. Bravo. Tu as mis des mots sur 2 pubs qui m'ont toujours dérangé sans que je ne sache exactement pourquoi.

Claire B a dit…

Merci. Super billet.

Anonyme a dit…

J'ai toujours détesté les pubs The Kooples mais tu as raison les pubs Comptoir ne sont pas mieux. Incroyable ment conservatrices ces campagnes qui encensent la reproduction sociale. Effarant.
Julie

Marie a dit…

Haha je m'en veux presque de posséder quelques robes Comptoir, maintenant !
Mais je suis d'accord avec tout ce que tu dis. Ce jeunisme ambiance est complètement détestable.

http://www.routard.com/forum_message/2882324/short_list_des_pays_ou_le_jeunisme_n_existe_pas.htm
Pour aller faire notre retraite là où il faut

Arthur a dit…

EXCELLENT.

Tyea a dit…

Bonjour ! L'idée de paradoxe semble être la plus adéquate pour décrire notre époque... Et l'humanité tout court, peut-être ! Finalement, c'est ce qui rend la vie si intéressante... Alors vive les paraxodes !

Anonyme a dit…

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Anonyme a dit…

"Qui est la mère, qui est la fille?" C'est une vraie question ou bien?
C'est quand même assez clair, non?

Anonyme a dit…

C'était une question rhétorique, je sais pas si tu connais

Anonyme a dit…

À savoir que la marque The kooples a été montée par les fils des créateurs de Comptoir