27/11/2012

Carla Bruni « pas féministe mais bourgeoise »

Quand j'étais plus jeune, je croyais qu'avoir sincèrement l'impression d'être « un mec dans un corps de meuf » faisait de moi autre chose qu'une poule / une minette / une dinde / une fille trop fille / une niaiseuse. J'étais au collège, et j'estimais préférer le laxisme un peu branleur des garçons aux crêpages de chignons des filles, mon camp biologique pourtant naturel. C'est que j'avais du mal à comprendre ces groupes de nanas qui surjouaient la solidarité entre franges longues mais se tiraient dans les pattes dès que l'une n'était pas là, alliant jeux d'alliance perfides, trahisons et coups bas. À choisir entre le féminin et le masculin, je gageais que le masculin était plus fiable, lucide, sympathique, et le féminin perfide, coquet, vain.

J'avais tort. Évidemment.

Ce que je récusais, au fond, ce n'était pas tant mon identité sexuée que l'historicisation de mon genre. J'avais un discours contre-productif : à la fois je détestais la figure de la pintade et refusais tout net de m'y associer, ET en même temps je me complaisais à considérer que toutes les autres filles en étaient. Je me sentais hors normes parce que je détestais ce cadre de pensée hyper-genré; MAIS plus que jamais je travaillais à ce qu'il le reste. J'étais jeune. J'avais 12/13 ans.

Paradoxalement, c'est à cet âge que je date mon premier féminisme.

Oui. J'avais l'intuition que les filles perdraient au jeu de se contenter d'être mignonnes. Je pressentais qu'elles avaient un devoir presque moral, de l'ouvrir au moins autant que les mecs, pour assurer leur salut.

Mais au lieu de me sentir « une fille qui répond, vanne, crache par terre, court, se bat », je me disais tristement « un garçon dans un corps de fille ». Comme si la force de caractère était l'apanage de cette partie de l'humanité munie d'un pénis. Comme si je ne pouvais me saisir de ces prérogatives sans avoir l'impression d'emprunter au sexe opposé. C'est que j'avais le bon constat de départ, mais le mauvais état des lieux.

Aujourd'hui, je ne dis plus « je suis un mec » mais « on devrait faire comme les mecs ». Prendre la parole en public et envoyer valser cette présomption de culpabilité (vous avez remarqué comme sur les bancs de la fac ou ailleurs en société, les filles tendent souvent à timidement préparer leurs phrases avant de prendre la parole tandis que les mecs sont souvent plus prompts au freestyle quitte à parfois frôler l'ineptie ?), avoir le droit d'être drôle, ne pas croire qu'être une fille qui râle est forcément « une harpie »…

Aujourd'hui, j'ai 24 ans et certaines filles qui m'entourent comptent plus que d'autres parce que j'ai découvert en elles un esprit de sédition, une vivacité, un courage sur le front, une personnalité — ce sont ces quelques filles-là dont mon adolescence a manqué. Je désespère d'ailleurs encore de ne pas en rencontrer davantage, et je suis toujours attristée de voir plus de mecs grande gueule que de meufs grande gueule. Ma théorie ? Notre société hétéronomée et consumériste a tellement bien réussi son coup de faire croire aux femmes que leur émancipation régnait dans un job, une vie amoureuse et une belle gueule que nombreuses d'entre nous se contentent aujourd'hui de ces objectifs. Les hommes, parce qu'ils n'ont jamais eu à se prouver sur le marché du travail, se justifier de leur goût pour la séduction, et à être beau avant d'être intéressant, ont historiquement été éduqués à avoir des perspectives plus multidimensionnelles. Les femmes, trop contentées par des acquis de révolutions que leurs aînées n'avaient pas (vote, promotion sociale, plaisir féminin, indépendance, consommation, etc.) ont trop vite l'impression d'avoir « réussi ». Où sont les ambitions ? J'aimerais croiser beaucoup plus de filles fortes, et c'est aussi pour ça que je suis parfois très en colère contre celles qui pourraient aller plus loin mais sont trop peureuses (paresseuses ?) pour oser, mais aussi contre les féministes donneuses de leçon qui font fuir ces femmes qu'elles jugent militairement « indignes / illégitimes pour le combat ».

Alors quand Carla Bruni-Sarkozy confie à Vogue « Je ne suis pas du tout militante féministe. En revanche, je suis bourgeoise », ce n'est pas seulement ridicule de la part de l'ex Première Dame de France, c'est aussi contre-productif en ce sens que le terme « féministe » revêt encore et toujours un sens trop totalitaire et sectaire, genre « ah mais non, moi je suis pas féministe hein, mais c'est vrai que le droit de vote et l'égalité des salaires, c'est important » ou encore « oh moi je suis féministe, mais elle, elle ne l'est pas, regarde comme elle est à fond dans les BB creams et les vernis O.P.I. ! »

Arrêtez les « attends, je suis pas féministe, je m'entends trop bien avec les mecs », arrêtez les « ah oui mais non, on a plein de droits par rapport aux femmes du XIXe siècle », arrêtez aussi les « je suis bien dans ma peau, je suis pas féministe, le féminisme c'est un truc de geignarde ! »

VOUS ÊTES FÉMINISTES parce que vous êtes des femmes et parce que vous êtes pour l'égalité des sexes. Ce sont deux raisons suffisantes. Il vous appartient à VOUS de récupérer le pouvoir sur le mot « féministe ».

Vous n'avez pas besoin d'être aigrie, mal baisée ou frustrée pour être féministe. Et de toute évidence, le féminisme n'a pas besoin de l'avis mesquin d'une femme qui a connu une enfance bourgeoise, la célébrité, l'ivresse du pouvoir et la garantie que quoiqu'elle fasse désormais elle pourra toujours en tirer de l'argent. Une femme qui, vraisemblablement, n'a plus à se battre pour rien et a l'égoïsme latent de la désolidarisation.

6 commentaires:

Cécile a dit…

Je sais que tu m'interdis toujours de le dire parce que je n'ai pas à l'être, mais je suis de plus en plus fan de toi, Emilie.

Ludivine a dit…

Parfait. Et merci.

Anonyme a dit…

Bonsoir Emilie
J'aime beaucoup vos billets. Ils sont criants de sincérité et ont l'air d'être autant écrits avec le cœur qu'avec le cerveau. Ça fait beaucoup de bien d'avoir l'avis d'une jeune femme du 21eme siècle, enragée mais pas moins didactique et amoureuse des mots. J'aime beaucoup vous lire (je vous connais de Vice puis de Twitter) même si vos billets ne me flattent pas toujours. Par exemple, j'avoue avoir été émue de l'article du Monde sur le SDF, puis vous m'avez ouvert les yeux sur la réalité dans laquelle il s'inscrit. De même, j'ai toujours peine à me dire "féministe" à cause de mouvements auxquels je ne me sens pas appartenir (ils me donnent toujours l'illusion d'être une exclue devant des Happy fews qui "savent mieux que moi" et par ego je les rejette) mais votre billet appelle à une révision de cette société de castes féministe. Merci pour ces éclairages et cette passion. Je continue à vous suivre partout ailleurs dans les titres pour lesquels vous travaillez.

Bruno a dit…

Et moi, je suis un homme féministe qui a bien aimé cet article !

Hakima a dit…

Oui Émilie, un billet très juste comme tu sais en écrire tant et si bien. Je soulève une toute petite chose : ton article semble s'adresser uniquement à la gent féminine, tandis que la plupart des hommes partage largement, voire plus, sa réticence au mouvement féministe (pour toutes les raisons que tu évoques). Pourquoi ne pas t'adresser à tout le monde et prendre le parti de dire haut que le féminisme n'est pas uniquement l'affaire des femmes ? Pourquoi écrire "VOUS ÊTES FÉMINISTES parce que vous êtes des femmes et parce que vous êtes pour l'égalité des sexes." et exclure par la même tes lecteurs masculins ? N'oublions pas les Brunos. Voilà, seul et unique bémol à ce billet, très brillant au demeurant.

Emilie a dit…

C'est vrai Hakima, je suis d'accord avec toi. On ne compte plus les hommes qui qualifient les « féministes » de « harpies », « mal baisées », et « lesbiennes refoulées »… En tuant le bébé dans leurs bras, les femmes qui discréditent leurs consœurs dites « MILITANTES » font également tourner le moulin du patriarcat - et c'est ce que j'ai voulu avant toute chose déplorer. Mais tu as raison : le propos vaut pour les deux sexes. Je me réserve le sujet « le féminisme, ce n'est pas que pour les femmes » pour un autre billet. On peut difficilement se battre contre tous les vents à la fois !