14/01/2013

Précision pour les déçus : pourquoi je n'ai pas parlé du xénophobe dans mon reportage sur la « Manif pour tous »

Pour les besoins de ma rubrique Le Petit Reportage sur madmoizelle, rubrique dans laquelle je publie un papier de terrain par semaine, j'ai choisi de me rendre hier à la « Manifestation pour tous ». J'étais en équipe avec mon ami photographe Tony Trichanh (à qui l'on doit ces super clichés de Jean-François Copé tout sourire, Hortefeux bien en forme, des enfants de 8 ans contre le « mariage-mirage » et des opposants au mariage pour tous en train d'imiter la chorégraphie de Gangnam Style du mieux qu'ils peuvent). Bravo Tony. (Vous pouvez cliquer ici pour lire le reportage et regarder le diaporama)

Lors de cet après-midi de travail, je me suis efforcée de discuter avec un maximum de personnes. Mon but : repartir avec autant de témoignages que possible, en dépit des consignes que les manifestants avaient vraisemblablement reçues des organisateurs (= éviter la presse).

Comme j'ai pu l'exprimer ailleurs sous le coup de la colère, un petit incident est survenu. Alors que je discutais avec un groupe de personnes venues manifester, un homme s'est avancé vers moi pour me prier de « retourner en Chine pour faire du journalisme » et « y couvrir les atteintes aux droits de l'homme » plutôt que de « rester ici et faire chier » : « Y'a pas assez de boulot, en Chine ? Avec tout le bordel des atteintes aux droits de l'homme que font les bridés, là ? » Comme si ces mots doux ne suffisaient pas, il a tenu à me les déclamer avec poésie : en hurlant.

Puisque mes parents m'ont toujours appris que la meilleure façon de répondre aux injures était de le faire avec calme et intelligence, j'y ai mis toute mon énergie et ma concentration pour ne pas m'énerver (exercice plutôt difficile dans ce genre de situation) : « Je suis née en France, et si vous faisiez allusion à mes origines, mon bon monsieur, sachez qu'elles sont vietnamiennes », ai-je rétorqué, certes en haussant le ton, mais sans insultes ni démonstration publique de mon Dark Passager aka ma-très-forte-envie-de-lui-broyer-les-valseuses-jusqu'à-ce-que-mort-s'ensuive.

La réponse n'a pas semblé lui convenir puisque ce charmant monsieur m'a retourné un très subtil « TA GUEULE ». La suite ne vaut pas spécialement le coup d'être contée : je me suis énervée, comme une furie hirsute, et l'homme s'est éloigné sans un mot.

Ce qui m'a le plus blessé dans cet épisode, ce n'est pas tant qu'un individu lambda s'en prenne à moi (ça n'est pas la première fois que ça arrive, ça ne sera pas la dernière et surtout : je suis loin d'être la seule à qui ça arrive - pas de ouin ouin qui tienne), mais plutôt cet extrême sentiment de solitude qui s'est emparée de moi quand j'ai réalisé que les gens qui nous entouraient étaient hilares. Ils ricanaient. Littéralement. Je l'ai toujours dit : on se tape de bonnes tranches, dans les manifs.

Vous êtes déjà nombreux à avoir pris connaissance de cette anecdote, puisque j'ai tenu sur le moment à la partager sur Twitter et que je n'ai pas manqué de refaire la scène à tous les amis que j'ai pu voir ou avoir au téléphone depuis hier. Ouais, faut bien évacuer, de temps en temps.

Pourquoi je reviens sur cette histoire ? Parce qu'à la publication de mon reportage aujourd'hui, vous avez été nombreux à vous étonner que cette scène ne figure pas dans mon papier.

La réponse est la suivante : ça n'a rien d'un oubli. C'est un choix. Je n'ai pas souhaité reporter cette altercation verbale, aussi énervée en suis-je évidemment sortie, parce qu'il m'aurait semblé peu judicieux de mélanger ce que j'étais venue faire (couvrir la manifestation et donner la parole aux opposants au mariage pour tous) ET ce qu'il m'est arrivé (un dommage collatéral, qui aurait, dans l'absolu, pu se produire ailleurs).

Ce n'est donc ni une fleur à cet homme, ni une fleur aux manifestants, que je fais là. C'est un bouquet de roses que j'offre à ma propre déontologie. En effet, les reportages sont toujours techniquement limités au nombre de personnes interrogées, ils n'ont pas la prétention d'un résultat d'institut de sondage, et il me semble qu'en mentionnant ma charmante discussion avec ce petit monsieur xénophobe, j'aurais immanquablement dévié de ma mission première. Pire : je me serais servie d'un article comme d'une revanche, avec tout ce que ça peut comporter de personnel et de sournois.

On m'a alors répondu : « ben non, tu ne ferais jamais que raconter ta propre expérience de la manifestation, après tout c'est la vérité : y'avait des connards, y'avait des connards ! » C'est vrai. Mais en choisissant d'offrir à cette altercation verbale autant de place qu'aux autres témoignages, j'aurais forcément rendu un texte biaisé et donc, peu révélateur de l'attitude de toutes les autres personnes que j'ai pu interroger : polie et courtoise. Pas forcément sympathique (j'avoue sans concession que je n'en inviterais pas un à boire du Kusmi Tea dans mon appart), mais polie et courtoise quand même.

Les articles objectifs n'existent pas. L'objectivité, c'est un truc que la franc-maçonnerie du journalisme vous a vendu pour mieux vous flatter avec le postulat selon lequel chaque lecteur peut se faire sa propre opinion sur la base d'une information brute, comme le pétrole. La vérité est différente : les mots n'ont pas tous la même signification, les angles non plus, et il existe 10 000 façons de mettre en avant des informations plutôt que d'autres. Je le sais, et je suis d'ailleurs assez à l'aise avec cette idée : le journaliste (pas forcément ceux que vous rencontrez au quotidien - les fameux dactylo-rédacteurs auxquels je faisais référence dans ce précédent billet, mais celui qui incarne le plus l'essence du métier) est un auteur.

Et avec toute l'humilité que je peux avoir, je persiste et signe : j'ai fait un choix. Un choix de hiérarchie de l'information.

Voilà. J'espère que les déçus comprendront ma démarche. Et si vous n'êtes toujours pas satisfait de cette explication, je vous offre une seconde opportunité de repartir d'ici comblé :

Pour ceux et celles qui aiment les femmes, une photo de jolies petites pépés anti-mariage pour tous :


Et pour ceux et celles qui aiment les hommes, une photo de joli petit pépé anti-mariage pour tous :


Crédits photo : Tony Trichanh, donc.

9 commentaires:

Alex a dit…

« Ce n'est donc ni une fleur à cet homme, ni une fleur aux manifestants, que je fais là. C'est un bouquet de roses que j'offre à ma propre déontologie. »

Ahah, je t'adore toi alors. J'aime ta théâtralité. Tu iras loin, tu es une grande dame !

Claire a dit…

Tu es brillante.

Bon... a dit…

je faisais partie des gens déçus que tu n'aies pas mentionné cette altercation, justement parce que je me suis dit qu'elle illustrerait bien l'étroitesse d'esprit (enfin pire : le racisme) de certains

mais à te lire présentement, je comprend mieux tes motivations. mieux : je les trouve très nobles.

bravo, toujours un énorme plaisir de te lire

Julie a dit…

Chapeau bas.

Claire B a dit…

C'est cool que tu communiques là dessus parce que moi aussi je m'étais étonnée que tu ne mentionnes pas ce gros connard dans ton article. Mais tu as raison, ça aurait fortement biaisé ton article, on en aurait retenu que ça.

Bref. Je salue ta maturité. Allons jusqu'à dire que tu es ma journaliste préférée. Les pieds sur terre et critique. Il en faudrait plus, des gens comme toi, dans le métier !

Grosses bises
PS : On aurait tellement voulu assister à la scène pour se joindre à toi et gueuler sur cette ordure !

Claire B a dit…

(Enfin j'dis ça mais pour rien au monde je n'aurais voulu me retrouver dans cette foule)

François B a dit…

Tes motivations sont claires et légitimes. Les journaux télévisés mettent souvent en avant les dérapages des manifestations de gauche sans se soucier de leur représentativité. Ne pas tomber dans le même travers symétrique est tout à ton honneur.
Et ta prose est élégante (ce qui est de plus en plus rare)...

Elsa a dit…

Je pense que tu as pris une sage décision, en revanche je suis très "heureuse" de voir que tu aies écrit un second article. Comme l'ont dit certains, il s'agit en effet d'un aspect de la manifestation, et même s'il est malheureux, il est arrivé.
Je trouve qu'avoir fait un autre article, plus confidentiel sur ton blog, a été un très bonne façon de faire. Ca permet vraiment de faire une différence entre l'évènement et l'incident.

Emilie a dit…

Merci à tous pour vos commentaires et encouragements ! Vous ne me faites pas regretter mon choix.